Chère C.,
J’ose à peine prendre ma plume pour t’écrire, tellement j’ai tardé à mettre à jour ma correspondance. C’est pourtant, d’ordinaire, une charge bien légère et dont j’aime à m’acquitter. Que te dirai-je pour m’excuser qui vaille à entendre ? Le froid n’a pas gelé l’encre qui coule de mon stylo, le travail, mon Dieu, n’est ni plus ni moins prenant que d’habitude, les travaux de la maison avancent à pas menus – peinture et plâtre, murs en attente de la chaux qui viendra poser un souffle mat sur leur nudité retrouvée – et la famille navigue au gré des menus événements de tous les jours, merveilleusement uniques et banals. Enfin, enfin, l’hiver sonne la retraite sans trop maugréer, et même si j’attends les Saints de glace pour me sentir tout à fait autorisée à jeter ma frilosité coutumière par-dessus les moulins, le jardin m’appelle et m’attire à chaque fin de jour, lorsque le soleil tarde à se retirer et qu’il monte de la terre fraîchement retournée le parfum du renouveau. Enfin, je dis jardin avec une prétention certaine, parce que je suis bien en peine de trouver un mot plus précis pour décrire cette gigantesque jardinière (peut-être est-ce tout simplement cela, d’ailleurs ?) créée de toutes pièces par l’ancien propriétaire. Mais enfin c’est ainsi, la maison possède cour et jardin, et nous passerons pudiquement sur la surface réelle de ce dernier… J’y trouve bien la place pour mes aromatiques préférés, un framboisier audacieux qui pointe gaillardement quatre ou cinq rejets, plusieurs rosiers dont le feuillage, ces derniers jours, verdit le mur comme une mousseline légère, et puis encore des muscaris, des renoncules vibrantes de couleurs, des petites mousses qui poussent des hampes timides que couronne parfois une fleur délicate, un genêt sauvage qui tente vaillamment de s’urbaniser, quelques violettes farouches qu’il faut guetter… Le long du mur, le muguet encore en longs rouleaux nous promet déjà une floraison éphémère mais résolument parfumée, et il faudra cette année que je surveille étroitement L. (qui n’aime rien tant qu’aller gratter la terre humide et étudier sans dégoût les nombreux vers de terre qu’elle met au jour dans son entrain) pour qu’elle ne touche pas à cet élégant poison.
Cette débauche végétale vient après les morts de l’hiver. De toutes ces petites disparitions, attendues ou pas, c’est celle du houx qui m’attriste le plus. Il était déjà là à notre arrivée et l’incongruité de sa présence dans un si petit jardin m’avait amusée. Il était bien modeste lui aussi, mais vert et gaillard à plaisir et j’imaginais parfois de le parer pour Noël comme un clin d’œil au mystérieux visiteur de décembre. Vraiment trop mal placé, il avait dû jouer à saute-allée. Nous avons vite compris qu’il n’avait pas la racine voyageuse et son exil forcé, l’arrachage inévitable des radicelles en fins cheveux pâles lui ont été fatals. La mort est venue lentement, en une vague brune qui a gagné de branche en branche, éteignant impitoyablement le vernis des feuilles. Un jour, sans rien m’en dire, J-F l’a arraché et fait disparaître, m’évitant la peine de le faire. Je garde l’image de cet arbuste fier, dont les branches maîtresses déjetées de chaque côté du tronc figuraient d’étranges bras, et je regrette comme toujours d’être responsable de la mort d’un végétal. Je sens bien qu’il y a là une espèce d’attendrissement qu’on pourrait trouver ridicule, mais c’est ainsi…
Enfin, là n’était pas le propos de cette lettre et me voilà encore partie dans des digressions fumeuses, au lieu de répondre à la question que tu me posais. Une recette facile, disais-tu, et je comprends derrière les mots qu’il serait de bon ton qu’elle soit aussi goûteuse, évocatrice peut-être, un brin nostalgique pourquoi pas ? Tu m’entraînes là sur un chemin que j’aime particulièrement, moi qui rêvais de petits plats à l’âge où l’on joue à la marelle, qui suivais avec intérêt le ballet de cuillères en bois qui se jouait dans la cuisine familiale, notais fébrilement des recettes dans un cahier d’écolier ou y collais celles que je découpais dans le journal du dimanche. Drôle d’occupation pour une fillette mince à l’extrême et qu’on disait difficile ! Difficile, je l’étais sans conteste et mon appétit capricieux a fait le désespoir de ma mère pendant des années, mais je garde au palais l’acidité de la tomate cueillie au jardin et l’odeur verte de sa feuille, le sucre des fraises au rouge vibrant, férocement gardées par des faucheux qui me terrifiaient, le moelleux des fruits que donnait un très vieil abricotier que l’âge penchait un peu plus chaque année. Je dois à cette enfance, à ce jardin recréé dans la ville, la naissance du goût qui est aujourd’hui le mien et mon amour immodéré de la terre et de ses fruits. Il est donc très logique que je te donne une recette de famille, bien simple toutefois, ordinaire même, mais qui a le goût d’un doux souvenir. Ne me demande pas en revanche des poids et des mesures précis et pas plus de temps de cuisson, j’en serais bien incapable, je fais confiance à ton savoir-faire… Cette recette mystérieuse dont mon père faisait ses délices et que maman préparait lorsqu’elle voulait nous faire plaisir, c’est un dessert qu'elle appelait œufs au lait. On doit dire « crème renversée », je crois, mais je préfère à cette description un peu sèche la simplicité parfaite du nom que nous donnions à ce grand classique. Ma petite nouveauté, peut-être, mais celle qui donne tout son crémeux à ce dessert somme toute banal, c’est de remplacer un tiers du lait frais par du lait concentré. J'ai obtenu ainsi un entremets fondant et onctueux, intensément évocateur d’enfance, qui cède sous la cuillère en sillons brillants où vient couler le caramel. La préparation en est très simple : pour 3 œufs vivement battus avec du sucre (j’ai toujours à la cuisine un grand bocal de sucre roux où la vanille diffuse lentement son arôme), tu feras bouillir 3 verres de lait que tu verseras en filet continu sur les œufs en fouettant sans arrêt pour ne pas cuire les jaunes. Attention de maintenir le fouet dans la préparation, faute de quoi ta crème se couvrirait d’une mousse d’air peu appétissante à l’œil. Cet appareil sera versé encore chaud dans un moule où tu auras fait un caramel blond, pour que ce dernier parfume de son arôme la surface de la crème. Maman faisait cuire ses œufs au lait dans la très vieille cocotte-minute qu’elle conservait pour cet usage, après les avoir couverts d’une assiette. Tu peux aussi glisser le moule au four, dans un bain-marie, ce qui facilite la surveillance. Lorsque la surface est dorée et que l’entremets a pris, la cuisson est terminée. Il faudra cependant encore patienter jusqu’à complet refroidissement pour éviter que le fameux retournement ne se transforme en dégringolade ! En t’écrivant ainsi, il me vient une furieuse envie de dessert ! Il n’est pas trop tard encore, je vais m’offrir une collation de chatte anglaise avec un des délicieux biscuits préparés hier par T. et une tasse de thé…
J’espère avoir de tes nouvelles bientôt, je suis très impatiente de découvrir tes dernières aquarelles… Je te dis donc à bientôt, n’est-ce pas ?
Affectueusement,
V.