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Le chemin creux
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7 juin 2008

Ballerina

Chère Mademoiselle,

Comme il est loin, le temps où j’entrais dans la salle de ballet avec mon petit tutu et mes chaussons roses, les cheveux bien tirés sur la nuque, les doigts cherchant déjà à se sculpter comme vous nous l’aviez patiemment appris. J’ai pourtant encore, au creux de la paume, le contact de la barre polie par des dizaines de petites mains avant la mienne, son usure douce et tiède, sa solidité lorsque nous pesions un peu plus sur elle pour faire ces difficiles développés ou une arabesque quatrième. Je revois encore votre silhouette invariablement vêtue de noir. Les années n’avaient pas altéré votre port de tête ni la fermeté de votre maintien, et nous rêvions toutes en secret à la danseuse que nous devinions sous l’académique de laine, dans le lourd chignon d’où ne s’échappait jamais la moindre mèche follette. En aurons-nous eu, de ces fantasmes d’apprentie-ballerine, devenant en secret une danseuse par la grâce d’un justaucorps blanc et d’une musique mille et une fois écoutée.

Les années ont passé, j’ai cessé d’emprunter le chemin du cours de mon enfance pour m’essayer au « contemporain » et fini par abandonner complètement la danse au gré des déménagements et des hasards. Jamais ne m’ont quittée pourtant l’odeur si caractéristique de ce cours tant aimé – bois et poussière, Cologne dont nos mamans nous frictionnaient – et le glissement particulier du chausson sur le bois. J'entends encore votre voix, ferme et douce, devenue mélodieuse peut-être d’avoir tant parlé sur la musique, qui savait encourager l’effort aussi bien que souligner le relâchement et nous donner envie de faire toujours mieux, de tendre toujours plus la jambe, de la lever toujours plus haut, pointe tendue à l’extrême… Vous m’avez appris la rigueur et la grâce, le dépassement et la douleur consentie, l’ineffable bonheur du corps qui plie et s’étire, la beauté d’une attitude dessinée dans l’espace et du bras ployé en arceau léger.

Il y a quelques semaines, par une étrange lubie que je ne m’explique pas, j’ai composé un soir le numéro du cours de danse classique de la ville. Je n’avais pas grand espoir que l’on y accepte les danseuses un peu rouillées comme moi, mais à ma grande surprise il y avait effectivement un cours destiné aux adultes et les niveaux, à ce que l’on me dit alors, y étaient plutôt disparates. J’y serais donc la bienvenue si je le souhaitais, même en cours d’année. On me prévint toutefois qu’il s’agissait vraiment de danse classique et non d’une espèce de cours de maintien comme on en trouve parfois, et que je devais m’attendre à une barre tout à fait traditionnelle suivie du cours de ballet proprement dit. J’étais ravie bien sûr et je regrettai illico de n’avoir pas fait la démarche plus tôt, tout en essayant de ne pas m’emballer à l’excès avant même que d’avoir posé un chausson sur le parquet !

Le samedi suivant, je suis donc allée au centre culturel fraîchement inauguré, symbole et fleuron crânement proclamé des ambitions culturelles de la ville, comme on retrouverait un chemin perdu et très aimé. Et tout est revenu en un instant, les odeurs, le souffle qu’il faut replacer, l’en-dehors, la tête qui tourne prestement, le menton ferme. Le plaisir inouï aussi, malgré la fatigue et la douleur des muscles qui s’étirent irrésistiblement. Ce cadeau inespéré de retrouver les gestes, d’aller chaque fois plus loin, plus haut, plus facilement. Et la certitude calme que plus jamais je n’oublierai ce chemin, tant que j’en aurai la force.

Chère Mademoiselle, je ne sais où vous êtes aujourd’hui, mais c’est à vous que je dois ce bonheur-là. Soyez-en infiniment remerciée...

Bien à vous,

v.

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Commentaires
C
tellement de retard dans mes vagabondages chez toi...courageuse V!!!Il a suffit d'une après midi de pluie, d'une boutique désertée pour me perdre dans tes mots, et rêver de poupée...
L
Magnifique "lettre"... Tu m'as ramenée en pensée vers ma prof d'allemand de Khâgne... il y a... 30 ans... elle à qui je pense si souvent et que je sais que je ne pourrai jamais revoir... elle qui est un peu de ce que je suis devenue...
F
Les rencontres nous font... et le bonheur des odeurs, du geste retrouvé, de la danse ou d'autres choses, la même histoire...
T
Lire ton texte au retour du spectacle de danse de ma fille... un deuxième régal. Je t'embrasse et, au-delà de la danse, aime beaucoup cette façon qui est la tienne de remercier ceux qui nous ont faits nous.
C
28 ans et quatre enfants se sont écoulés depuis mon dernier gala, celui dans les vestiaires desquels j'ai oublié une de mes pointes, que je ne suis jamais allée rechercher... Il a fallu que la vie m'offre une petite fille pour chercher un parquet digne de son désir de légèreté... Et puis il a fallu un spectacle avec des "grandes" pour me dire Pourquoi pas... Je souffre en silence, au milieu de celles qui pourraient presque être mes filles, qui sont taquines et encourageantes et qui m'ont fait une petite place au milieu d'elles à la barre...<br /> Je comprends ton transport : je le vis...<br /> Danse bien...
Le chemin creux
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